La petite histoire de L'Islet
par Guylaine Hudon le 2021-11-09

Le bon docteur Dion
La première fois que je suis entré dans le bureau du docteur Dion, je devais avoir 9 ou 10 ans. À cette époque, il était décédé depuis une quinzaine d’années… Je vous explique : Andrée Pelletier, petite fille du docteur Dion, y donnait des cours de flûte à bec que je suivais avec quelques autres jeunes de L’Islet. Andrée et son mari, François Faguy, avaient acquis cette majestueuse cinq-lucarnes quelques années auparavant, soit en 1979. Ils y résident toujours et sont les gardiens d’un patrimoine extraordinaire! Et quelle chance pour nous que ce soit ces deux généreux érudits! Car grâce à eux, le bureau du docteur Dion aura conservé tout le cachet du temps où il y pratiquait. Très rares sont les endroits que vous pouvez visiter qui comportent le mobilier authentique de la demeure; trop souvent les meubles, la fourniture, les cadres, etc., ont été prêtés par des musées. Ce n’est pas le cas de la maison du docteur Dion! Tout y est : sa bibliothèque et ses livres, ses instruments chirurgicaux, son bureau, son tourne-disques et ses 78 tours d’opéra. Bref, nous possédons à L’Islet un joyau patrimonial hors-normes! Une « Maison-Musée », ni plus, ni moins.
Lorsque je fais mention du docteur Dion, je me réfère à celui qui nous est le plus contemporain : Jules-Alphonse Dion (1875-1967). En réalité, il y a eu trois générations de « docteur Dion ». François-Xavier Napoléon Dion (père de Jules-Alphonse) né le 3 décembre 1839, à Saint-Michel-de-Bellechasse, qui se marie à Agathe-Virginie Martin de L’Islet, à l’église de Notre-Dame de Bonsecours, le 4 septembre 1865. Il pratiquera un certain temps en association avec le docteur Phydime-Auguste Larue qui était en fin de carrière à L’Islet, car, à cette époque, il n’y avait pas d’Ordre des médecins et l’apprentissage se faisait souvent jumelé à un médecin diplômé de Pennsylvanie ou d’outre-mer; ce fut le cas pour ce dernier. En 1899, il céda sa pratique à son fils; celui-ci aura eu le privilège d’étudier à l’Université Laval, où il obtiendra son doctorat en médecine en 1898. Jules-Alphonse eut un fils qui obtint également son doctorat en médecine de l’Université Laval, Martin Dion, qui pratiquera toute sa vie au Saguenay et qui sera la proie d’un foudroyant cancer, décédant à 56 ans à peine, en 1963. Ce fut, paraît-il, un coup très dur pour son père qui ne s’en remit jamais complètement.
Vers 1950, le Docteur Jules-Alphonse Dion.
Photo : Collection Maison Dion.
Jules-Alphonse Dion fut de nombreuses années, et cela par période, le seul médecin du comté de L’Islet, du fleuve aux frontières américaines et, à l’époque, on retrouvait les pharmacies seulement en ville. En milieu rural, bien que le docteur faisait provision de médicaments pour la distribution sur son territoire, (des caisses en bois de diverses compagnies pharmaceutiques font partie des artefacts de la Maison Dion) le docteur Dion accordait autant d’importance aux plantes médicinales de son jardin et au savoir millénaire de la pharmacopée des Amérindiens qu’aux médicaments synthétiques des grandes pharmaceutiques. Certains médicaments qu’il recevait par la poste de ces compagnies étaient soigneusement mis de côté par le docteur après les avoir testés lui-même, car il les considérait presque comme du poison! Il faisait régulièrement des récoltes avec des Amérindiens lors de ses déplacements dans les Appalaches et parmi les plantes indigènes qu’il recueillait, il y avait entre autres du cannabis! Avant 1935 ceci était légal et il n’y avait aucune restriction à son utilisation et à sa transformation.
Andrée retrouva un joli petit coffret en bois portant l’effigie d’une feuille de cannabis qui fut un jour rangé tout en haut de la grande armoire à médicaments, car le docteur avait dû abandonner son utilisation. Le docteur J-E-A Cloutier de Cap-Saint-Ignace, ami du docteur Dion, a même illustré cette pratique dans un roman qu’il écrivit, où un médecin de campagne soigne le héros du roman pour la dépression en lui prescrivant du cannabis. Dans le cadre des ses Beaux Dimanches, la Maison Dion avait organisé une causerie avec Hélène Cloutier (la petite fille du docteur Cloutier) qui est venue parler de son roman, de l’époque où son grand-père pratiquait la médecine et que le cannabis faisait officiellement partie des médicaments des médecins.
En 1915, Jules-Alphonse Dion fut la deuxième personne à posséder une automobile à L’Islet , son beau-père Phydime Bélanger lui avait fait cadeau d’une rutilante Ford modèle T 1915 qu’il lui avait fait parvenir par train jusqu’au dépôt du Canadien Pacifique à Québec. Il devait donc se rendre la chercher là-bas! Pour le coup, il devait se faire accompagner d’une personne qui savait comment cela fonctionnait! Joseph-Fernand Fafard, qui a été député et ensuite sénateur, était le seul à posséder une automobile à L’Islet. Il accepta volontiers d’accompagner le docteur pour le voyage et de lui apprendre les rudiments de la conduite automobile. Il faut aussi savoir qu’à cette époque, cela prenait deux jours pour faire le périple Québec-L’Islet et c’était toute une épopée!
Même si à cette époque il n’y avait pas de limites de vitesse, les routes ressemblaient davantage à des chemins de bois qu’à nos autoroutes modernes. La Ford T avait une vitesse maximale de 65 km/h sur un chemin pavé, alors il n’est pas exagéré de penser que leur moyenne de vitesse avait dû être aux alentours de 10 ou 15 km/h! En plus, iI fallait attendre la marée basse pour traverser certaines rivières qui n’avaient pas de ponts. Petit clin d’œil, le Pont de Québec était en pleine construction à cette date!
En 1915, Jeannette Bernier, Marcelle Dion, Alice Bélanger, Madeleine Dion, Maurice Dion, Françoise Dion, Docteur Jules-Alphonse Dion dans la Ford du Docteur Jules-Alphonse Dion. Photo : Collection Maison Dion.
Au retour des oies, au moment des premières gelées, l’antigel automobile n’existait pas encore. Il fallait vider le système de refroidissement des automobiles pour éviter que le gel ne fasse éclater le radiateur et le bloc-moteur. Ce moment se voulait propice à un entretien général de la voiture. À cet effet, le docteur Dion avait fait installer le courant électrique à sa remise (et à sa maison par la même occasion). Il a séparé une partie de sa remise dont il isola les murs et installa un poêle à bois. C’est à cet endroit que le docteur faisait lui-même le démontage, l’ins-pection, le changement des pièces usées, le graissage et le changement des huiles pour que son automobile soit prête pour ses déplacements lorsque la neige sera fondue l’année suivante. Lors du mois de l’archéologie, François et Andrée m’ont invité à visiter l’endroit où Jules-Alphonse faisait ses entretiens. Nous y avons soigneusement récupéré et inventorié plusieurs artefacts qui témoignent de cette époque.
Plusieurs artefacts qui témoignent de cette époque sont encore à la Maison Dion.
Photos : Maison Dion.
La famille Dion avait un intérêt marqué pour les nouvelles technologies; il en reste plein de traces dans la maison selon les observations de M. Faguy. D’anciennes canalisations pour l’éclairage au gaz sont encore présentes à quelques endroits. Cet éclairage, de loin supérieur aux lampes à l’huile, était très facilitant pour sa pratique et donnait un confort supplémentaire. Il y a aussi trois générations de fils et de fournitures électriques, le docteur ayant fait installer le courant en 1915. Il fut également un des premiers abonnés du téléphone à L’Islet (no. tél. 5104, vérifiez, c’est toujours le même aujourd’hui!). Celui du presbytère était le 5103, ce qui fit que le téléphone du docteur sonna souvent par erreur pour une demande d’Extrême Onction par exemple! Leur premier appareil téléphonique est toujours accroché au mur du bureau d’apothicaire, un magnifique appareil à cornet en bois de chêne de quatre pieds de haut.
Dans les années 30, il se munit d’un réfrigérateur (qui fonctionna jusqu’en 1986!) et d’un récepteur radio en provenance d’Angleterre pour capter ses émissions musicales et les nouvelles en temps de guerre. Jules-Alphonse Dion adorait la musique, l’opéra par-dessus tout. Il dut sans doute avoir un gramophone, mais ce qui reste à la Maison Dion est une table tournante qu’il avait fait venir par la poste; c’était en fait un « kit » à monter. Doué et ingénieux, le docteur l’a installé dans le meuble d’un vieil appareil radio pour l’alimenter et l’ampli-fier, et il passa les fils des haut-parleurs dans diverses pièces de la maison (encore visibles sous le plancher du rez-de-chaussée). Aussi, avec deux voisins, il fit construire un aqueduc privé il y a une centaine d’années. L’eau provenait d’un puit artésien au pied du côteau et était acheminée par des canalisations en bois dont les propriétaires actuels ont retrouvé des pièces lors de travaux d’excavation, il y a 4 ans.
Au début du XXe siècle, les médecins n’étaient pas nombreux. L’Université Laval a formé 5 à 10 médecins par année, de 1852 à 1890, ainsi l’étendue du territoire à couvrir par médecin était très vaste. Le docteur Dion se déplaçait jusqu’à Saint-Marcel autant en été qu’en hiver. À ses débuts, il lui est arrivé à plusieurs reprises de marcher à côté de son cheval pour ne pas l’épuiser dans la neige épaisse ou la tempête. Suite à la commercialisation de l’autoneige de J-A Bombardier, ses déplacements étaient effectués par les services de Napoléon Thibault, taxi de Saint-Eugène. Avant les années soixante et le début de l’assurance-maladie universelle, un des défis du médecin de campagne était de se faire payer! À cette époque, bien des gens pouvaient vivre convenablement sans nécessairement nager dans l’argent. Hélas, les accidents et la maladie frappent sans prévenir. Le docteur Dion n’a JAMAIS refusé de soigner un patient et il se faisait souvent payer soit par des services, des légumes, du sirop d’érable, du bois de chauffage, des bottes de foin, etc. selon les saisons. Henri IV en instituant la poule au pot « plat national Français » au XVIIe siècle avait déclaré : « Je veux que chaque laboureur de mon royaume puisse mettre la poule au pot le dimanche » Hé bien! Isabelle Dion, fille du docteur qui s’est occupée des comptes à recevoir, racontait que la famille avait mangé de la vieille poule durant toute une année!
En effet, à cette époque, bien que le statut de médecin était prestigieux, il n’était pas des plus lucratifs. Malgré cela, plusieurs factures n’ont jamais été envoyées, par pure bonté, lorsque le docteur jugeait la situation financière de ses clients précaire ou lorsqu’ils étaient déjà accablés de malheurs. Tout cela nous prouve qu’à cette époque, la notion de « vocation » était bien réelle! Même son épouse, issue d’une famille aisée, n’a pas dû avoir la tâche facile, s’occupant souvent seule du foyer et de ses huit enfants, en plus d’accueillir ceux qui se présentaient à la maison du docteur, ce dernier souvent absent pour quelques jours. N’oublions pas que les accouchements peuvent être souvent longs, pénibles et dangereux. D’ailleurs, malgré ses grands talents de chirurgien, il préférait la présence d’une sage-femme, ce qui démontre son grand côté humain et avant-gardiste. Avec l’aide du docteur Caron de Saint-Eugène, il est aussi venu au secours de quatre employés du chemin de fer impliqués dans un terrible accident à la station de L’Islet, la nuit du 14 janvier 1913. Pour une raison inconnue, un train en provenance de Lévis a tamponné une locomotive qui stationnait à la gare, pendant que des employés s’occupaient à la ravitailler. Le chef mécanicien fût tué sur le coup, un autre était gravement blessé à la tête et le docteur dû amputer une jambe du chauffeur, sans anesthésie, pour l’extirper de sous un wagon.
Bon vivant, le docteur Jules-Alphonse Dion était un passionné de musique, sa collection de 33 et 78 tours témoigne aussi de sa passion pour l’opéra. Il a joué du trombone dans l’orchestre du Collège St-Francois-Xavier de L’Islet et a aussi été maître chantre dans la chorale de l’église. Sa fille, Madeleine Dion, était chargée de transcrire les feuilles de musique pour les membres de la chorale. Elle possédait à cet effet, une « plume à portées » pour tracer d’un seul trait les 5 lignes parallèles d’une portée, un autre artefact de la Maison Dion!
Le blason du Collège de L'Islet (École St-François-Xavier) qui est toujours sur le plancher de nos jours, où l'on retrouve le Caducée (symbole de la médecine) car le docteur Dion, un des pères fondateurs, s'était engagé à fournir les soins médicaux gratuitement aux Frères des Écoles Chrétiennes pour collaborer à l'épanouissement du collège. Photo : Collection Maison Dion.
Très impliqué socialement, le docteur Dion a participé aux démarches pour le retour des Frères des Écoles chrétiennes et à la construction du nouveau Collège de L’Islet à la fin des années 1920. Il a aussi appuyé la création de l’Hôtel-Dieu de Montmagny à la fin des années 40. Sa présence à L’Islet a été une bénédiction pour tous ses contemporains, et je suis certain que bien des gens ont pris la peine de faire une prière devant sa pierre tombale, au cimetière de L’Islet, pour le remercier des bons soins qu’il a rendus du temps de son vivant.
Un immense merci à Andrée et François de la Maison Dion qui m’ont généreusement fourni réponses à toutes mes questions et même plus! Pour une fois, ça aura été du gâteau!
Jérôme Pelletier
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Vers 1885, dans l’escalier de la Maison Dion. En avant : Georgiana Dion, Louis Dion, Lucie Dion, Antoinette Fortin. En arrière : Docteur François-Xavier-Napoléon Dion, Joseph Dion, Virginie Martin-Fortin. Photo : Collection Maison Dion.